Comme la vague
L'océan et ses vagues nous sont toujours interdits, mais pas la poésie. Le poète, homme libre par essence, a, bien avant Baudelaire, toujours chéri la mer. Jean-Michel Maulpoix fait d'elle "un encrier indestructible" tandis qu'Adonis parle de "l'alphabet des vagues". Rien d'extravagant qu'autant de poèmes marins déferlent sur les pages. L'écriture poétique est élan, force, tension, pulsation, autant créatrice qu'érotique. "Je pense que les vagues sont notre identité", proclame Adonis, affirmant ainsi la fonction d'onde du poète.
Face à la mer, on reste d'abord interdit par son immensité sans mesure, son innombrable démultiplication. Au "rire infini des vagues écumantes" d'Eschyle répond "la mer toujours recommencée" de Valéry. Et toujours cette fascination pour "les vagues, les vagues qui dévorent le ciel, étincelantes de lumière, de vie dansante ; les vagues d'une marée de joie, éternellement bondissantes." (Rabindranath Tagore, L'Offrande Lyrique, Gallimard, traduit par Hélène du Pasquier).
Dylan Thomas voit également en elles une chorégraphie :
Voici les vagues : des danseurs
Sur parquet d'émeraude
Font des pointes
Pour danser la mer,
Légers comme pour une pantomime.
(...)
Visions et Prières traduit par Alain Suied. Gallimard.
*Contempler l'océan, oui. Parfois jusqu'à l'aveuglement comme Taigi :
Longue journée
mes yeux se sont usés
à force de regarder la mer
Mais se jeter à l'eau, cette eau qui originelle, qui est d'où l'on vient, c'est autre chose. On envie le Rimbaud du Bateau Ivre :
(..) je me suis baigné dans le Poème
De la Mer (...)
d'autant que l'océan métamorphose, poétise celui qui s'y plonge. L'homme qui s'y baigne est un poème d'iode et de cobalt, écrit Jean-Michel Maulpoix détaillant cette transformation :
Toi, le petit corps d'homme transi, le bonhomme de chair blanche, tu mimes les gestes de l'amour, tu danses, tes reins s'agitent, tu ne sais plus qui tu es ni qui tu aimes, cela te fait du bien, ce bleu qui te brûle, te remue et te dévêt de toi : ton corps n'est plus si lourd, et te voici couché, vivant, dans un hallucinant sommeil, osant des mouvements aussi déliés que les phrases qui te manquent pour dire le bleu qui est en toi et que la mer chante à ta place quand elle accueille et porte en elle ce corps qu'elle innocente de n'être qu'un paquet de désir et de larmes.
Jean-Michel Maulpoix, Histoire de bleu, Gallimard.
*En changeant d'élément, l'être humain change de nature, en retrouve une autre, plus profonde. Mais il y a un gouffre à franchir, le même finalement que de passer de la lecture à l'écriture poétique, où l'on se retrouve nu, confronté à un inconnu prêt à nous engloutir, à un monde du silence regorgeant de clameurs et de paroles à saisir.
*Comment prendre la mer avec le seul filet des mots ? D'ailleurs qui prend l'autre ? La puissante étreinte du ressac peut être aussi bien gifle ou caresse. La mer, l'amour sont si proches qu'on peut les confondre, qu'on se fond en elle comme en lui. A plusieurs siècles de distance et séparés par un océan, deux poètes le disent :
Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage,
Et la mer est amère, et l'amour est amer,
L'on s'abîme en l'amour aussi bien qu'en la mer,
Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.
Pierre de Marboeuf, Anthologie de la poésie française du XVIIe siècle. Gallimard.
*Et, de nouveau, j'ai reconnu la vague dans ton étreinte
Hart Crane, Key West et autres poèmes, traduction François Tréteau. Editions Orphée La Différence.
*Ce qui importe, c'est de s'immerger, d'être emporté par ce qui nous dépasse. Ce que recherche le poète, c'est cela, la lame de fond de l'inspiration. Au risque de se perdre.
Comme la vague
toujours à la poursuite du vent
dont tu es né
comme à courir les mers
pour déchiffrer le silence
que tu portes en toi
et le confier
au rivage
où tu te brises
François Graveline, Majestés, Federop.
*Vivre avec la vague, un rêve qu'a écrit Octavio Paz :
Lorsque je quittais cet mer, une vague, entre toutes, s'avança. Elle était svelte et légère. Malgré les cris des autres qui la retenaient par sa robe flottante, elle prit mon bras et me suivit, en sautant.
(...)
Un rêve idyllique : L'amour était un jeu, une création perpétuelle... qui tourne au cauchemar pour l'avoir dénaturée, avoir voulu la faire notre semblable : Ses bras si doux devinrent des cordes rudes qui m'étranglaient. Et son corps, verdâtre et élastique, était un fouet implacable qui frappait et frappait.
Liberté sur parole, Gallimard, traduit par Jean-Clarence Lambert.
*Pas plus que la vague, le poète ne possède l'inspiration. Elle le dépossède de ses repères, de ses habitudes, de son confinement intellectuel et affectif. Il faut se fondre en elle, devenir en elle. Les vagues je les prends comme le symbole de mes jours, écrit Adonis :
(...)
Les vagues t'envahissent
se parent de ta chair, chuchotent, mettent un clé sur chaque point
de ta peau, te chantent, te lisent, t'écrivent(...)
Adonis, Commencement du corps, fin de l'océan, Mercure de France. Traduit par Vénus Khoury-Ghata.
*Quelque chose est révélé par la vague inspirante et que le poète sauve. Ainsi Pablo Neruda :
(...)
j'ai laissé ici mon témoignage
ma voguante vaguedivague
afin qu'en la lisant beaucoup
personne ne puisse rien apprendre,
si ce n'est le mouvement perpétuel
d'un homme clair et confondu
d'un homme pluvieux et joyeux
énergique et automnal.
Vaguedivague, Gallimard, traduit par Guy Suarès.
*Révélation dont René Char révèle la voie :
Reste avec la vague, à la seconde où son coeur expire. Tu verras.
Oeuvres complètes, Gallimard.