Nuit de la pleine lune
Les poètes et la lune, on pourrait en faire un roman, tant ce grain de folie traversant le ciel a inspiré des vers de tous les temps et de toutes les terres. Me viennent tout à trac à l'esprit le persan Rumi allant « main dans la main avec la lune », derviche céleste, et Ramon Gomez de la Serna : « Lune, pharmacie de garde dans la solitude de la campagne ». A force de scruter la nuit blanche des pages, j'en ai découvert deux autres...
La lune de l'Allemand Durs Grübein apparaît éteinte, dévitalisée comme une vieille dent, ayant perdu la force du rêve. Une lune muette, une lune passée. Seul un Savinien Cyrano de Bergerac pourrait lui redonner son éclat d'antan :
Möbius
Qu’est-ce que la Lune ? Le chien fidèle de la Terre,
Un factotum, un rétroviseur, un camarade lunatique,
Avec sa calvitie un reproche ambulant.
Un gong aussi, mais atone, un grelot de bouffon rouillé,
Suspendu dans l’univers par le Maestro de tout ce qui plane.
Tantôt près, tantôt loin : et soudain grande, répondant présente
Alors qu’elle semblait déjà presque oubliée et abandonnée.
Un champignon gris géant, un diagramme des jours
Qui s’arrondissent pour faire un mois. Tel était son diktat.
Elle retient les pôles, fait de la mer un niveau à bulle.
Sans elle, la Terre serait inhabitable –
Dit une rumeur plus ancienne que la Cité de Platon.
Elle était le yoyo céleste, jouet de tous les pharaons,
Brillante dans tous les rôles : bonze, rabbin, muezzin.
Écris une lettre à la lune. Écris Cyrano…
Durs Grünbein, Presque un chant, Gallimard. Traduit par Jean-Yves Masson et Fedora Wesseler.
Voici quelques quartiers poétiques du Nigérian Niyi Isundare, dont la lune, au contraire, est bien vivante, active, lune de mémoire, lune lucide, lune capitale, lune tambour battant, lune libératrice :
Lunecantation
La lune, la lune est l’œil du ciel, l’oreille
des patients crépuscules ; la mamelle des saisons futures ;
la lune est le tic-tac du tonnerre dans la pendule
des nuages infinis.
La lune, la lune est la molaire de la pluie,
les ligaments de la poussière, l’appétit de la rosée ;
la lune est le sablier qui tord sa taille de guêpe
dans le brasier des saisons dansantes
(...)
La lune, la lune est le donjon du dollar ;
l’accent lesté de la livre, la voix criarde du yen ;
la lune est l’assaut répété du troc
La lune, la lune est l’estomac cannibale
des galions esclavagistes, Badagry Elmina Bagamoyo
Port of S(peine), les griffes de pastel
du dragon de l’apartheid, la lune est
le caquetage atlantique de l’Histoire
La lune, la lune est le chuchotement de la tombe,
le vacarme vomissant dans le nombril du marché,
l’éclair sur les talons de l’antilope des savanes ;
la lune est la lueur tenace dans la trace millénaire de l’escargot
La lune, la lune est la sève du savoir,
la traîne de la tribu, l’AMEN des prières absentes ;
la lune est le dernier acquiescement du bélier
dans la vigilance du ramadan
La lune, la lune est le si de l’historien,
l’ergo du philosophe, le larynx du poète ;
la lune est la cadence de la feuille dans
la symphonie de la forêt
(...)
La lune, la lune est une couronne sans monarque
un banc sans requin, une flamme sans
croc ; la lune est le tintement guttural
des chaînes qu’on brise des chaînes qu’on brise
des chaînes qu’on brise.
Niyi Isundare, traduit par Christiane Fioupou, in Poésie d’Afrique au Sud du Sahara, Actes Sud/éditions Unesco.