La poésie, c'est foot !
La poésie est partout, y compris dans le football. Nul ne s'étonnera que ce soient les poètes italiens qui l'aient le plus chanté. De Sereni, qui a immortalisé "la bravoure et la grâce" des matches entre prisonniers, au délire de Giudici rêvant d'être convoqué dans la Squadra Azzura par le sélectionneur Enzo Bearzot. Pasolini, footballeur autant que poète et réalisateur, a même théorisé la poétique du football : "le football est un système de signes, ce qui veut dire aussi qu’il est un langage", le catenaccio ayant la rigueur de la prose et le jeu brésilien le génie du poème. Quant à Umberto Saba, ses vers vibrent pour l'équipe de sa ville, Trieste. Mais la poésie auriverde est tout autant d'attaque...
"Dans le football il y a des moments exclusivement poétiques : il s’agit des moments où survient l’action qui mène au but. Chaque but est toujours une invention, il est toujours une perturbation du code : il a toujours quelque chose d’inéluctable, de fulgurant, de stupéfiant, d’irréversible. C’est précisément ce qui se passe aussi avec la parole poétique. Le meilleur buteur d’un championnat est toujours le meilleur poète de l’année. Le football qui exprime le plus de buts est le football le plus poétique."
Pier Paolo Pasolini, Le football est un langage avec ses poètes et ses prosateurs, dans Il Giorno du 3 janvier 1971, repris dans Les Terrains, écrits sur le sport, Le Temps des Cerises.
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Umberto Saba nous fait vivre un match des années trente depuis les tribunes :
Le goal va et vient comme
une sentinelle. Le danger
est encore loin.
Mais si un nuage menace, oh alors
c'est une jeune bête qui se tapit
et se tient aux aguets.
*
Sur les gradins une maigre poignée
de spectateurs se réchauffait à sa propre chaleur.
Et quand - immense auréole - le soleil éteignit
derrière une maison son éclat aveuglant,
l'annonce de la nuit fit plus clair le terrain.
En tous sens couraient maillots rouges et blancs
dans une lumière d'une
étrange transparence irisée. Le vent
faisait dévier le ballon. La Fortune
se bandait à nouveau les yeux.
C'était bon
d'être si peu nombreux, transis de froid,
unis,
comme les derniers hommes sur un mont,
à regarder de loin le dernier combat.
*
Le gardien de but tombé dans la défense
ultime et vaine, cache contre terre
son visage pour ne pas voir l'amère lumière.
Son camarade agenouillé qui l'encourage
avec les mots, avec les mains, à se relever,
découvre qu'il a les yeux pleins de larmes.
(...)
Umberto Saba, traduction Odette Kaan, Il Canzoniere, éditions L'Âge d'Homme, Il Canzoniere, éditions L'Âge d'Homme.
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L'autre grande nation du ballon rond, le Brésil, n'est pas en reste. Carlos Drummond de Andrade a célébré comme il se doit la victoire de son pays à la coupe du monde 1970.
Avec l'élan des fauves
et le calcul des fourmis
la Selação avance
feinte
recule
enveloppe.
Ça se passe loin et en moi.
Je suis le stade de Jalisco, trituré
par les crampons, la pelouse endurante
le ballon tacheté et capricieux.
Regarder ? Je ne regarde pas. Je joue.
(...)
C'est le gooooooooooool dans la gorge fleurie
rauque épuisée, gol dans ma poitrine à vif
gol dans ma rue sur les terrasses
dans les bars dans les drapeau dans les pétards
(...)
c'est gol génial c'est gol natal c'est gol de miel et de soleil.
(...)
le peuple fait athlète dans la poésie
du jeu magique.
(...)
Tout à coup le Brésil se retrouva uni
content d'exister, échangeant la mort
la haine, la pauvreté, la maladie, le sous-développement triste
contre un pur moment de grandeur
et d'affirmation par le sport.
Vaincre avec honneur et avec grâce
avec beauté et humilité
c'est être mûr et mériter la vie,
acte de création, acte d'amour.
(...)
Carlos Drummond de Andrade, Poésie, Gallimard. Traduction de Didier Lamaison.
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Si Saba écrit avec la fraîcheur d'un jeune tifoso et Drummond de Andrade avec une ferveur quasi-religieuse, Giovanni Giudici, au tournant du millénaire, porte un regard critique sur ce qu'est devenu ce sport où l'argent brille désormais davantage que les larmes, qu'elles soient de tristesse ou de joie.
Applaudissons, restons à l'unisson,
ne cherchons pas à comprendre
(...)
Toute ces discussions sur le calcio
pour n'avoir pas à parler d’autre chose
toutes ces discussions pour ne pas regarder
l’essentiel du monde
(...)
tout cet argent pour rien
(...)
Giovanni Giudici, traduction François Graveline, d'après I versi della vita, éditions Mondadori.